Semaine du jeudi 30 juin 2005 - n°2121 - Livres

De Sciences-Po à Popenguine...

L’Afrique au coeur

Une jeune Française épouse un pêcheur sénégalais


C’était une jeune femme rangée. Sur la file de droite. Très tôt, elle s’était acheté une conduite, direction assistée. On lui promettait un de ces avenirs rectilignes qui ressemblent à une autoroute à quatre voies, avec péages automatiques, bison futé sur 107.7 et bandes d’arrêt d’urgence – où les lambins sont condamnés à mort. Elle ne traînait pas.
Diplômée de Sciences-Po, catholique, et «blanche comme une endive», Marielle Trolet avait 35 ans, un compagnon non seulement séduisant mais aussi riche, un travail non seulement bien payé mais aussi intéressant, une maison non seulement belle mais aussi vaste. Rien ne lui manquait, sauf l’essentiel: une raison d’exister. Elle réclamait du sens et de l’exaltation. Le confort l’incommodait. La réussite l’ennuyait. Elle rongeait son frein. «J’étais morte à l’intérieur mais cela ne se voyait pas.»
Un 1er avril de la fin des années 1990, elle décide alors de tout larguer. Mec, boulot, limousine, villa, pays. Pas pour «se retrouver», comme disent les abonnés aux clubs de vacances, mais au contraire pour s’oublier, se perdre. Si elle avait lu Jean Cayrol, elle aurait trouvé un mot magnifique qui lui ressemble: «Je vais où je m’ignore.» Elle part pour le Sénégal. A Dakar, même si elle est une «toubab», une Blanche, elle se sent aussitôt parmi les siens. Elle n’a pas tort. Le docteur Schweitzer était le cousin de sa grand-mère, bon sang ne ment pas. Après avoir traversé la brousse, l’ancienne diplômée de la rue Saint-Guillaume arrive dans un petit village côtier, Popenguine, qui veut dire «j’y suis, j’y reste». C’est ce qu’elle fait en tombant amoureuse d’un pêcheur, Tamsir Ndiaye. «Il était là, campé sur ses jambes, présent de tout son être, dégageant une force rayonnante.» Elle l’épouse. Marielle devient Madjigen. Ils font construire une maison. Un premier enfant naît. Elle se convertit à la religion musulmane. Elle est pauvre et heureuse comme jamais elle ne l’a été. N’étaient ses crises de paludisme à répétition, qu’il faut soigner, elle vivrait encore au Sénégal. Pour l’instant, la petite famille au complet est rentrée en France, mais c’est provisoire. Tamsir et Madjigen se sont promis de retourner à Popenguine.



Même si elle ne prétend pas à l’ethnologie, ni d’ailleurs à la littérature, on pense, en la lisant, à l’inoubliable «Chebika» de Jean Duvignaud, écrit dans la Tunisie des années 1960. Au-delà du témoignage personnel, qui touche au cœur tellement il défie la raison raisonneuse, «Femme blanche. Afrique noire» est en effet un document précieux. Chroniqueuse de sa propre métamorphose (elle rêvait autrefois d’une carrière diplomatique), échappant à l’enjolivure comme au misérabilisme, Marielle Trolet Ndiaye décrit le quotidien d’une épouse africaine dans un petit village des bords de mer. Elle apprend comment tenir une maison sans électroménager ni téléphone, «servir» son mari, accepter l’absence de toute intimité, rembourser ses rivales jalouses, donner à manger aux passants, accoucher sur la table d’un dispensaire, porter son enfant sur le dos. Elle apprend surtout à ne plus prétendre gouverner son avenir ni forger son destin, à se désencombrer de ses certitudes, à accepter de se soumettre à l’ordre naturel de la vie. «Popenguine, écrit-elle, a guéri mon cœur des blessures causées par le doute, par l’angoisse des questions sans réponse, et par le manque d’amour.»
Lorsqu’elle est rentrée en France, au cœur de l’hiver, il faisait zéro degré. Dans les vitrines, on exposait déjà les nouvelles collections printemps-été. Tissus légers et couleurs fluo. Dans son propre pays, Marielle était devenue une étrangère.

«Femme blanche. Afrique noire», par Marielle Trolet Ndiaye, Grasset, 382 p., 20,90 euros.

Née en 1963 à Oran, diplômée de Sciences-Po, thérapeute tuina, Marielle Trolet Ndiaye vit actuellement dans un village de l’Ardèche.

Jérôme Garcin