C’était
une jeune femme rangée. Sur la file de droite. Très
tôt, elle s’était acheté une conduite,
direction assistée. On lui promettait un de ces avenirs
rectilignes qui ressemblent à une autoroute à quatre
voies, avec péages automatiques, bison futé sur
107.7 et bandes d’arrêt d’urgence – où
les lambins sont condamnés à mort. Elle ne traînait
pas. Diplômée de Sciences-Po, catholique, et
«blanche comme une endive», Marielle Trolet
avait 35 ans, un compagnon non seulement séduisant mais
aussi riche, un travail non seulement bien payé mais aussi
intéressant, une maison non seulement belle mais aussi
vaste. Rien ne lui manquait, sauf l’essentiel: une raison
d’exister. Elle réclamait du sens et de l’exaltation.
Le confort l’incommodait. La réussite l’ennuyait.
Elle rongeait son frein. «J’étais morte à
l’intérieur mais cela ne se voyait pas.»
Un 1er avril de la fin des années 1990, elle décide
alors de tout larguer. Mec, boulot, limousine, villa, pays. Pas
pour «se retrouver», comme disent les abonnés
aux clubs de vacances, mais au contraire pour s’oublier, se
perdre. Si elle avait lu Jean Cayrol, elle aurait trouvé un
mot magnifique qui lui ressemble: «Je vais où je
m’ignore.» Elle part pour le Sénégal.
A Dakar, même si elle est une «toubab»,
une Blanche, elle se sent aussitôt parmi les siens. Elle n’a
pas tort. Le docteur Schweitzer était le cousin de sa
grand-mère, bon sang ne ment pas. Après avoir
traversé la brousse, l’ancienne diplômée
de la rue Saint-Guillaume arrive dans un petit village côtier,
Popenguine, qui veut dire «j’y suis, j’y
reste». C’est ce qu’elle fait en tombant
amoureuse d’un pêcheur, Tamsir Ndiaye. «Il
était là, campé sur ses jambes, présent
de tout son être, dégageant une force rayonnante.»
Elle l’épouse. Marielle devient Madjigen. Ils font
construire une maison. Un premier enfant naît. Elle se
convertit à la religion musulmane. Elle est pauvre et
heureuse comme jamais elle ne l’a été.
N’étaient ses crises de paludisme à
répétition, qu’il faut soigner, elle vivrait
encore au Sénégal. Pour l’instant, la petite
famille au complet est rentrée en France, mais c’est
provisoire. Tamsir et Madjigen se sont promis de retourner à
Popenguine.
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Même
si elle ne prétend pas à l’ethnologie, ni
d’ailleurs à la littérature, on pense, en la
lisant, à l’inoubliable «Chebika» de Jean
Duvignaud, écrit dans la Tunisie des années 1960.
Au-delà du témoignage personnel, qui touche au cœur
tellement il défie la raison raisonneuse, «Femme
blanche. Afrique noire» est en effet un document précieux.
Chroniqueuse de sa propre métamorphose (elle rêvait
autrefois d’une carrière diplomatique), échappant
à l’enjolivure comme au misérabilisme,
Marielle Trolet Ndiaye décrit le quotidien d’une
épouse africaine dans un petit village des bords de mer.
Elle apprend comment tenir une maison sans électroménager
ni téléphone, «servir» son mari,
accepter l’absence de toute intimité, rembourser ses
rivales jalouses, donner à manger aux passants, accoucher
sur la table d’un dispensaire, porter son enfant sur le dos.
Elle apprend surtout à ne plus prétendre gouverner
son avenir ni forger son destin, à se désencombrer
de ses certitudes, à accepter de se soumettre à
l’ordre naturel de la vie. «Popenguine,
écrit-elle, a guéri mon cœur des blessures
causées par le doute, par l’angoisse des questions
sans réponse, et par le manque d’amour.» Lorsqu’elle
est rentrée en France, au cœur de l’hiver, il
faisait zéro degré. Dans les vitrines, on exposait
déjà les nouvelles collections printemps-été.
Tissus légers et couleurs fluo. Dans son propre pays,
Marielle était devenue une étrangère.
«Femme blanche. Afrique noire», par Marielle
Trolet Ndiaye, Grasset, 382 p., 20,90 euros.
Née en
1963 à Oran, diplômée de Sciences-Po,
thérapeute tuina, Marielle Trolet Ndiaye vit
actuellement dans un village de l’Ardèche.
Jérôme
Garcin
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